La marâtre et Le père remarié

17 octobre 2015

Amachu Rebbi ad tt-yesselhu,ad tiɣzif anect usaru. (Que je vous conte une histoire. Dieu fasse qu’elle soit belle, longue et se déroule comme un long fil).

 »Win iwumi yemmut baba-s,ur as-iruḥ wara,

win iwumi temmut yemma-s, ur as-d-yegri wara »

C’est par ce proverbe kabyle très significatif qui veut dire que celui qui a perdu son père n’a rien perdu, mais celui qui a perdu sa mère a tout perdu, que nous commençons notre conte d’aujourd’hui qui met en scène un père très faible aux prises avec une femme très méchante. Mais, commençons par le commencement. Il était une fois, il y a très longtemps de cela, un homme marié à une femme.

Le couple avait le désir ardent d’avoir des enfants mâles, mais la Providence ne leur a donné que des femelles. A chaque naissance leur espoir est déçu.

Les filles se suivent et s’alignent l’une derrière l’autre jusqu’au nombre de sept. Quand la cadette eut sept ans, un malheur vient frapper à la porte de la grande famille. La mère décède sans crier gare des suites d’une longue maladie. Resté seul avec ses sept filles, le pauvre père ne sait plus à quel saint se vouer. Encouragé par des amis, il décide de se remarier. Il prend pour nouvelle femme, une beauté beaucoup plus jeune que lui. Les premiers mois se passent sans incidents, mais peu à peu, voyant qu’elle avait beaucoup d’ascendant sur son mari, elle exige de lui de se débarrasser de toutes ses filles. S’il veut des enfants, elle va lui en donner, il est donc inutile de s’encombrer de bouches à nourrir. Le pauvre père a beau essayer de la raisonner. Elle est réfractaire à tout compromis. Le sachant incapable de lui résister, elle menace de le quitter, si dans la journée même il ne se débarrasse pas de ses filles. Elle lui dit en la présence de sa fille cadette qui jouait à proximité :

– Emmène-les tout de suite dans la forêt, et abandonne-les !

La cadette qui avait tout entendu et espiègle qu’elle était, met à dessein dans son « âboune » (corsage formé par la robe nouée à la ceinture) des noyaux d’olives (Iɣessan n uzemmur). Après avoir supplié sa femme en vain, le pauvre père les appelle toutes et leur dit qu’il faut qu’elles le suivent dans la forêt pour ramasser du bois mort. Elles partent avec lui sans rechigner. La cadette reste à la traîne, et sème les noyaux d’olives le long du trajet emprunté.

Prenant des détours connus de lui, le père se retrouve en plein milieu de la forêt. Quand il juge le moment opportun, il s’enfonce dans un fourré pour, dit-il, se soulager, mais en réalité il s’éclipse en douce et retourne chez lui. Ses filles s’affairent à ramasser du bois mort, jusqu’à en faire chacune un fagot à l’exception de la cadette. Le père pense que de cette façon, elles se perdront dans la forêt et se feront dévorer par les bêtes sauvages qui ne tarderont pas à se manifester dès la tombée de la nuit. Quand les fagots sont prêts, elles appellent en chœur leur père, mais sans succès. C’est alors que la cadette leur dit :

– Baba-tneɣ yeǧǧa-yaɣ (Notre père nous a abandonnées !). ça ne sert à rien de l’appeler ou de se lamenter, il a obéi à un plan ourdi par sa maudite femme !

Elle l’a ensorcelé ! Mais ne vous en faites pas mes sœurs, nous allons retourner toutes à la maison !

– Comment ferons-nous ?

– Nous allons suivre « Iɣessan n uzemmur » que j’ai semés tout au long du trajet. Nous retrouverons facilement le chemin du retour. Suivez-moi mais sans vos fagots, sinon ils vont nous retarder dans notre progression.

Les grandes sœurs remercient chaleureusement leur petite sœur, l’enlacent, l’embrassent et louent son génie. Elles prennent le chemin du retour. Avant qu’il ne fasse nuit, elles tapent à la porte de leur chaumière. En ouvrant la porte, le mère ne sait plus ou se mettre. Il aurait aimé être englouti par la terre, qu’affronter les regards hagards de ses filles. Il les fait entrer et leur demande de se taire. Cette nuit-là, sa femme le boude et marmonne à son encontre des menaces à peine voilées. N’eut été la présence des filles, elle l’aurait étripé. Elle passe une nuit blanche et attend le lever du jour et le départ des filles aux champs pour faire éclater toute sa colère.

– Espèce de bon à rien ! Espèce d’incapable ! Espèce d’abruti ! Tu l’as fait exprès, tu ne voulais pas vraiment t’en débarrasser. Tu te moques de moi. Je vais te quitter, je vais épouser un autre mari !

– Ecoute-moi, je t’en supplie ! Je ne sais pas ce qui s’est passé mais je n’y suis pour rien. Pardonne-moi, ma chérie ! La prochaine fois je te jure qu’elles ne reviendront plus t’importuner ! Pardonne- moi, je t’en conjure ! Pardonne-moi cette fois-ci.

– D’accord mais si tu échoues une seconde fois, c’est fini pour toi ! Je retournerai chez moi ! J’épouserai un plus jeune que toi ! Après avoir calmé ses nerfs sur son flegmatique mari, la marâtre réfléchit au moyen de se débarrasser définitivement des filles.

Après seulement quelques jours de réflexion, elle prend son mari et lui dit :

– J’ai entendu dire qu’il y a à la montagne une crevasse. Celui qui tombe dedans n’en revient pas. Tu vas emmener tes filles jusqu’à cet endroit et tu les précipiteras à l’intérieur et tu refermeras l’entrée avec une grosse pierre.

– Mais c’est criminel ce que tu me dis là !

– Si tu veux rester avec moi, c’est à ce prix-là ! C’est à prendre ou à laisser !

L’homme subjugué par la beauté de sa femme et la fraîcheur de sa jeunesse ne pouvait rien lui refuser. Elle avait la moitié de son âge et il ne pouvait se résigner à s’en séparer. Il aime ses filles, mais encore plus sa dulcinée. Cette dernière, pour mieux tromper les filles, les réunit et leur dit euphorique :

– Votre oncle paternel qui habite par de-là la montagne va marier sa fille. Il nous a invités. Moi, je me sens fatiguée, je ne peux pas y aller, mais je ne m’oppose pas à ce que vous alliez toutes avec votre père. Préparez vos plus belles robes et préparez « Tarzeft » (offrande) que vous allez amener avec vous.

Aussitôt les filles se mettent à l’ouvrage. En quelques heures, du couscous (Seksu) fut roulé, des beignets (Lexfaf ou Ssfenǧ) préparés et des œufs durs ramassés. Tout le monde est heureux, sauf la benjamine qui devinait que les sourires de la marâtre n’étaient que factices. Elle a mijoté un plan et son benêt de père doit l’exécuter tout bonnement. Quand tous les préparatifs sont terminés, le père, suivi de ses sept filles, entame l’ascension de la montagne en empruntant un chemin en lacets. Après quelques heures de marche, la crevasse connue du père est atteinte. Il dégage la dalle de schiste, noue une grande corde autour d’un rocher et leur demande de descendre une à une, il les rejoindra après. Pour ne pas abîmer leurs robes neuves, elles les enlèvent. Leur père les rassure.

– Une fois que vous serez toutes descendues, je vous les descendrai !

Mais une fois qu’elles sont toutes en bas, le père leur envoie les victuailles amenées, retire la corde et referme la crevasse. Pour qu’il ne soit pas grondé, voire grippé, il ramène à son âme damnée, les robes neuves de ses filles preuve irréfutable de son forfait. En voyant le trophée, la marâtre pousse des youyous. C’est fini son mari est à ses pieds. Elle s’est débarrassée des filles, à elle la belle vie !

La crevasse où se trouvent les sept filles donnent heureusement sur une grotte naturelle où elles peuvent se mouvoir, et même faire du feu en frottant branche sur branche pour faire jaillir une étincelle. Elles mangent toutes leurs provisions. La faim commence à se faire sentir. C’est alors que les aînées de la cadette menacent de la dévorer si elle ne leur trouve pas de quoi manger étant la plus faible elle est la victime désignée. La petite fille prend peur, va dans un coin et creuse frénétiquement de ses doigts la terre friable. A un certain moment, sa main dégage une fève, puis deux, puis trois. Elle ramasse une poignée et la donne à ses sœurs affamées. Elle revient vers l’endroit et par un trou, elle voit un énorme chat en train de tourner en rond essayant d’attraper sa queue à laquelle il dit à haute voix (les animaux parlaient en ces temps-là) :

– Quelqu’un m’épie, je le sens dis-moi qui c’est !

Mais sa queue reste silencieuse. Il la sollicite tous les jours, mais c’est toujours la même chose. Un jour, en voulant préparer « Abisar » (plat à base de fèves), le chat n’en revient pas. La moitié de ses provisions en fèves a disparu. Furieux, il interroge sa queue, pour connaître le coupable, mais celle-ci demeure de marbre.

– Si tu t’obstines à ne rien dire ! Ad becceɣ times, ad kem-ineɣ usemmiḍ ! (je vais pisser sur le feu et tu mourras de froid !) mais c’était comme s’il parlait à un mur.

Poussée par la faim, la cadette s’enhardit et ne se gêne plus de pénétrer dans l’espace du chat, d’utiliser ses provisions et ses ustensiles pour préparer les repas quand il n’est pas là. Le chat s’en aperçoit. Il interroge sa queue maintes fois mais il arrive toujours au même résultat. Un soir, en rentrant chez lui il se rend compte que même sa réserve de bois cachée pour l’hiver qui s’annonce déjà froid a été largement entamée.

– Quelqu’un s’introduit chez moi, en mon absence, maudite queue, dis-moi qui c’est, sinon, il t’en cuira ! Furieux qu’elle ne lui réponde pas, il la griffe, la bat et tourne en rond pour l’attraper. Par inadvertance, sa queue s’abat sur un brandon enflammé et prend feu. Il cherche de l’eau pour l’éteindre, mais les filles avaient tout bu. En quelques secondes, le feu prend dans tout son pelage. Il miaule à mort (miaou ! miaou !) mais le feu redouble de plus bel, attisé par sa course éperdue. Il se contorsionne de douleurs, il est vite consumé et devient un amas de cendre calciné.

La cadette qui a assisté à toute la scène se réjouit. Elle appelle ses sœurs à prendre possession des lieux. Elles sont émerveillées par les richesses trouvées. Elles sortent de l’antre du chat pour admirer le paysage d’une grande beauté. En contrebas sur l’autre flanc de la montagne, s’étendait une ville insoupçonnée. Elles s’y rendent. Mais point d’habitants. De plus en plus intriguées, les sept filles arpentent les rues de la ville désertée. Tout à coup, elles aperçoivent un vieillard paralysé adossé à un mur. Elles se rapprochent de lui et lui disent en chœur :

– Ayɣer akka tamdint texla?! (Pourquoi la ville est déserte ?) Où sont ses habitants ? – Cela se voit que vous n’êtes pas d’ici amcic ameqqran yexla tamdint-a (Un gros chat a dévasté cette contrée).

C’est l’ancien roi de ce pays, il a été métamorphosé en chat par Dieu à cause de ses exactions sur la population. Son palais a été englouti. Mais même devenu chat, il était aussi cruel et méchant que quand il était le commandeur de cet endroit. Il a tout détruit, tout ravagé, tout chassé. Que Dieu le maudisse et qu’il rôtisse en enfer !

– Le chat dont vous parlez n’existe plus lui dit la cadette. Je l’ai vu brûler de mes propres yeux dans les flammes d’un foyer. La contrée est débarrassée définitivement de lui. Tout danger est écarté. La population peur revenir habiter !

– C’est une très bonne nouvelle que vous m’apprenez, je vous remercie. Dites à tout le monde que le règne de la terreur est terminée. Désormais c’est la paix ! Les sept filles retournent à la grotte du chat, mais ne la retrouvent pas « S leqeḍra n Rebbi », (par la grâce de Dieu). La grotte est devenue palais, pareil à celui qui a été englouti. Elles prennent possession des lieux et ne tardent pas à se marier à des princes venus des autres contrées. Seule la cadette refuse de se marier. Quelque chose en elle lui dit que malgré les richesses possédées, son bonheur n’est pas encore complet. Contre toute attente, un jour en flânant dans les rues de la ville, la cadette remarque un homme mal habillé. Il était voûté et tenait dans sa main un grand bâton, comme celui que portent les pèlerins pour s’appuyez dessus ou se défendre contre les bêtes sauvages ou les serpents. Elle s’approche de lui, quelque chose lui dit qu’elle le connaît. Pour avoir le cœur net, elle l’interpelle.

– Anisa i d-tusiḍ ay argaz aberrani ? (D’où viens-tu étranger ?)

– De l’autre côté de la montagne, ma fille !

L’intonation caractéristique de la voix de l’homme fait sur la jeune fille l’effet d’une morsure de scorpion. Elle vacille, l’émotion est trop forte. C’est la voix de son père qu’elle a entendue. Sans hésiter, elle le regarde dans le blanc des yeux et lui dit :

– Nekk d yelli-k a baba ɛzizen (Je suis ta fille cadette, père chéri !)

Le pauvre père est interloqué. C’est la surprise de sa vie. Il a le souffle coupé. L’émotion étant trop forte, il s’assoit à même le sol et se prend la tête entre ses mains. Sans regarder sa fille richement habillée, il lui demande pardon d’avoir mal agi. Elle se baisse elle aussi, le relève et lui dit :

– Ayen iɛeddan iɛedda. Dacu ikem-id-yewwin ɣer da  ! (Ce qui est passé est passé, dis-moi qu’est-ce qui t’a amené ici !).

– C’est mon destin ma fille. Dans mon sommeil, une voix m’a dit :

– Yessi-k ddrent  a win yewwet  Rebbi ruḥ’ ɣur-nsent la k-ttrajunt irkulli (Tes filles sont encore en vie, insensé va les rejoindre, elles t’attendent), dépêche-toi d’y aller ! Prends le chemin de l’ouest, là où le soleil se couche. J’ai obéi à l’impulsion de cette voix, errant par les chemins poussiéreux. Mon espoir de vous retrouver est grand, comme est incommensurable ma honte. Le remords me ronge tout le temps, jusqu’à cet instant. Je suis un père indigne, faible et inconscient. Je me suis laissé dominé par ma femme « I yi-yexlan axxam ! » qui a disloqué ma famille. Après m’avoir obligé à vous abandonner, elle m’a tyrannisé, humilié, et a fini par me chasser moi aussi. Ce n’est pas une femme que j’ai épousée, mais une diablesse capable de toutes les bassesses et de toutes les félonies. Je mérite la mort, pour tout ce que j’ai fait. Au fur et à mesure qu’il narre son récit, la cadette ne peut se retenir de pleurer. Elle serre très fort son père contre elle, lui tient la main et le fait rentrer au palais où elle est la maîtresse.

Elle appelle ses sœurs mariées, le pauvre vieux est penaud et baisse les yeux devant ses filles. Elles l’entourent et lui disent en chœur qu’elles lui pardonnent son attitude. Leur père pleure. La cadette le garde avec lui, quelques mois plus tard elle se marie à un prince, en présence de son père et de ses sœurs réunies. Les noces durèrent sept jours et sept nuits.

 »Ur keffunt tḥujay-inu ur keffun yiden d temẓin. Ass n lɛid ad nečč aksum s temẓin alamma nga-d tiwenzizin. » (Mes contes ne se terminent comme ne se terminent le blé et l’orge. Le jour de l’aïd, nous mangerons de la viande et des pâtes, jusqu’à avoir des pommettes rouges et saillantes).

Benrejdal Lounes

Pas de commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Timucuha